top of page

Mystile, Lucien et le rocher

Extrait de Mystile, Lucien et le rocher - Alexandre Picard
00:00 / 00:00

Cette histoire prend vie sur un beau petit lopin de terre situé aux abords de ce qu’on appelait autrefois l’île de Bacchus. Y vivait déjà, depuis quelques années, un couple de sculpteurs sur pierre. Tous deux avaient fait leur renommée dans de grandes villes européennes, mais avaient décidé de se reclure dans ce petit coin de pays bien tranquille pour pouvoir poursuivre la pratique de leur art dans le calme et la quiétude. Ces deux amoureux avaient un mode de vie bien simple. Ils se réveillaient au chant du coq de la ferme voisine, prenaient doucement le petit déjeuner et se rendaient ensuite dans leur atelier. Une pièce de la grande maison champêtre avait été spécialement aménagée à cet effet. Chacun sculptait le grès et laissait ainsi libre cours à son inspiration artistique. Pour gagner leur vie, ils vendaient leurs œuvres à des collectionneurs de partout à travers le monde (c’est dire à quel point leur renommée était grande!). Ces sculpteurs travaillaient côte à côte sur des œuvres différentes et se conseillaient l’un et l’autre sur leur travail respectif. Ils formaient une formidable équipe, mais surtout, un couple épanoui, parvenu de façon remarquable à vivre de son art. L’éternelle idylle. Vers les midi, ils partaient acheter des œufs frais à la ferme voisine et se concoctaient d’exquises omelettes farcies de légumes directement cueillis du jardin. Car oui, l’après-midi, Mystile, la jeune femme, de 34 ans s’adonnait au jardinage dans la cours arrière de la maison, tandis que Lucien, de 6 ans plus jeune retapait des meubles anciens qu’il trouvait dans les brocantes improvisées de particuliers des environs. Et cela les occupaient jusqu’au souper. Après quoi s’en suivaient de longues et belles discussions sur la véranda donnant une vue des plus apaisante sur le fleuve. Ces amoureux s’épanouissaient ainsi parfaitement dans ce mode de vie où rien ne pouvait venir interrompre leur bonheur… enfin presque rien.

 

Un jour, alors que Mystile usait de sa pelle pour creuser un trou qui accueillerait les racines d’un petit pommier, on entendit un immense « PING Â» qui retentit avec fracas. Mystile venait de frapper quelque chose de très dur dans le sol, son bras en résonnait encore alors qu’elle reprenait ses esprits. Elle continua de creuser avec attention et, quelques instants plus tard, elle découvrit la surface d’une pierre qui, à première vue, semblait gigantesque. Elle appela aussitôt Lucien pour lui faire part de sa découverte. Arrivé sur les lieux et en voyant la surface apparente de ce rocher, il fut épris d’une curiosité sans égale : de quelle taille pouvait-il bien être? Il faut savoir que dans la tête d’un sculpteur, un bloc de pierre immense, c’est comme un peintre devant une toile vierge, un comédien devant une salle comble ou un enfant devant une grosse barbe à papa, tous savent que ce sera un défi corsé, mais oh combien excitant. Il prit la pelle sur le coup et entreprit de dégager la pierre dans son entièreté. Mystile, qui avait été sonnée jusque dans la nuque, alla se servir un verre d’eau à l’intérieur. Visiblement, Lucien ne se découragea pas et, trois jours plus tard, l’on put voir la masse dans son ensemble. Un trou avait été creusé tout autour donnant l’impression d’un immense nid d’oiseau fait de terre avec, en son centre, un Å“uf gigantesque dont aucun poussin connu à ce jour n’aurait pu en percer la coquille. Un gros rocher de forme ovale d’une largeur de quatre mètre et d’une hauteur de six. Obélix en aurait salivé et il n’aurait pas été le seul, car les deux sculpteurs regardaient le contenu du trou avec des gradines scintillantes dans leurs yeux. Mais une question restait : qu’est-ce que faisait cette immense pierre sur l’île alors que tous les autres minéraux qui l’entouraient étaient exclusivement de type sédimentaire et que ceux-ci pouvaient être facilement cassés à la main (ce qui était loin d’être le cas pour leur trouvaille souterraine)? Mystile appela donc un vieil ami géologue qui enseignait aujourd’hui dans une université de renom. Suite à cette invitation, il vint passer le week-end sur l’île. Il y avait  belle lurette qu’il ne leur avait pas rendu visite et il savait combien ce couple était doté d’une hospitalité sans borne.

 

À la suite de quelques analyses pétrographiques, il en arriva à la conclusion suivante : ce que Lucien et Mystile avaient découvert dans leur cours était une pierre granitique extrêmement dense qui avait été formée il y a environ 4,5 milliard d’année. Sa naissance était issue du lent refroidissement de magma en fusion remontant à la surface. Le géologue leur apprit aussi que cette roche avait vu le jour à plusieurs centaines de kilomètres au nord de l’île, que c’était un glacier qui l’avait fait prisonnier en son centre et qui, lors de sa fonte, avait déplacé ce mastodonte et l’avait finalement déposé bien loin de son lieu d’origine. Ainsi, il affirma que ce qu’il y avait dans le trou était un bloc erratique provenant du bouclier canadien et qu’il avait fait un long voyage à bord d’un glacier lors du déclin de la période du Wisconsinien. Bref, c’était une roche venue des grands espaces solitaires de la toundra arctique qui, ayant subi une période de grands froids interminables, pouvait finalement se permettre de se faire offrir un gâteau d’anniversaire orné de 4,5 milliards de chandelles.

 

À la lumière de ces informations, nos deux sculpteurs étaient encore plus excités à l’idée de façonner cette immense pierre. Évidemment, la question se devait d’être posée : à qui reviendrait cet honneur? Mystile disait que ça lui revenait de droit car c’était elle qui l’avait trouvée, alors que Lucien se réclamait d’avoir travaillé extrêmement fort pour l’avoir déterrée et disait que c’était donc à lui que ça devait revenir. L’un et l’autre ne s’entendaient pas du tout sur le cheminement artistique à suivre. Le genre masculin voulait explorer des formes plus abstraites tandis que le genre féminin voulait plutôt représenter la posture d’un homme d’état qui avait marqué l’histoire. La discussion devint animée entre les deux amoureux et à la fin de la journée, aucun consensus n’avait été trouvé. Si bien que le géologue, avant son départ, à la fin de son séjour, proposa de tracer une ligne blanche à la craie pour séparer la roche en deux parts égales et que chacun auraient sa surface pour y faire son Å“uvre. Les deux artistes n’étaient pas très enthousiasmés par l’idée, mais c’était quand même le meilleur compromis pour ne pas tomber dans une dispute éternelle.

 

Ils tracèrent donc la ligne blanche de haut en bas, séparant l’ovale en deux, et ils se mirent au travail aussitôt pour ne s’arrêter qu’au coucher du soleil. Aucun mot ne fut prononcé durant cette journée. Comme s’ils n’arrivaient plus à se supporter mutuellement. La simple présence de l’un contrariait l’autre au plus haut point et vice et versa. Chacun ressentait un désir de solitude immense. D’être seul avec lui-même dans l’espace. Si bien que Lucien alla dormir dans la chambre d’ami ce soir-là. Le lendemain matin, chacun se mit au travail de son côté de rocher sans se soucier de l’autre. Eux qui, pourtant, étaient si amoureux si l’on ne remontait à peine qu’à la veille. Ce soir-là, encore sans un mot, les deux sculpteurs allèrent se coucher chacun dans leur lit respectif. Le désir de solitude les obsédait de plus en plus. Mais cette nuit-là, les deux amants désormais lointain dans leurs étreintes eurent beaucoup de difficultés à s’endormir. En effet, chacun, sous ses couvertures, grelotait comme une feuille de peuplier par jour de grands vents. Ils étaient épris d’un frisson insurmontable. La maison semblait plongée dans un froid hivernal, malgré les chaleurs estivales qui en étaient à leur paroxysme. Tant et si bien que Lucien dû allumer le foyer tellement il pensait succomber d’une hypothermie. Le lendemain, malgré le lever du soleil, la maison ne se réchauffa pas pour autant. Chacun frissonnait de plus bel. Cependant, les deux artistes étaient si motivés par la réalisation de leur Å“uvre qu’ils mirent chacun un long gilet de laine et allèrent travailler encore. Le froid qui régnait n’était pas seulement physique, il s’était même emparé de l’atmosphère ambiante. Au-delà du désir de solitude de chacun dans sa création, il y avait désormais un froid immense entre les deux façonneurs de pierre. Chacun de son côté du trait de craie blanc, ils travaillaient sans relâche du matin au soir sur ce qu’ils voulaient que l’on considère comme étant leur plus grand chef d’œuvre. De  jour en jour, la solitude et le froid s’installaient plus profondément entre les deux ex-tourtereaux et le moral était au plus bas.

 

Même qu’un de ces matins. Lucien en ce regardant dans le miroir, constata qu’il perdait de plus en plus de ces cheveux, et même, commençait-il à apercevoir des rides lui creuser le front de manière instantanée. Mystile, de son côté n’en croyait pas ses yeux, chaque matin, de grandes mèches grisonnantes apparaissaient dans sa chevelure. Pourtant, peu de temps auparavant, elle était dotée d’une belle teinte rousse flamboyante. Elle sentait son visage s’affaisser sans relâche, malgré toutes ces crèmes anti-âge. Le temps avait semblé faire son œuvre en une fraction de seconde. Tous deux, à leur façon, se sentaient vieillir épouvantablement vite. Les rides, les tremblements, les courbatures, la difficulté de se mouvoir, la presbytie, les trous de mémoires. Comme si la vieillesse de ce bloc de granite avait sournoisement déteint sur eux. Mais ils n’abandonnèrent pas et de peine et misères ils réussirent chacun de leur côté du rocher à achever leur travail.

 

 Voilà déjà trois semaines qu'ils ne s’étaient pas dit un traître mot, qu’à tout moment du jour ou de la nuit, d’innombrables frissons leur traversaient l’échine et qu’en se court laps de temps, tous deux avaient semblé vieillir d’un demi-siècle. Arriva enfin le jour de l’étape finale. Chacun armé de son rifloir, nos deux artistes donnèrent leurs dernières touches sur leur sculpture respective. Mais dans un hasard infini, les deux outils se placèrent au même endroit de part et d’autre de la pierre. Et dans un ultime geste rédempteur, tous deux frappèrent au même moment pour finaliser leur grande Å“uvre. Ainsi, la pierre qui, autrefois, avait la forme d’un Å“uf, était maintenant devenue mince comme une assiette à force de se faire gruger de part et d’autre par les sculpteurs. Le minéral était tellement devenu mince, qu’au moment de ce grand coup final, cette cloison se fissura sous le choc des maillets et une immense lueur de soleil passa de bord en bord de cette faille qui venait d’être créée au beau milieu de ce rocher. Mystile et Lucien, complètement abasourdis par la fissure qui venait de gâcher leur travail, observaient les dégâts. Lorsque leur regard passa dans la brèche, ils se virent l’un et l’autre comme jamais il ne s’étaient vus avant. Ils constatèrent l’effet désastreux du désir porté sur ce bloc granitique, ils voyaient enfin où cela les avait mené. Ils se reconnaissaient à peine. Ils firent le tour du rocher et allèrent se prendre dans leur bras. Le cÅ“ur redevenu chaud comme du magma en fusion, le sourire fendu tellement large qu’aucune ride ne purt survire à tant d’étirements et toutes les larmes de joie qui coulèrent comme un baume que l’on applique sur les corps endoloris. Mystile et Lucien s’étaient enfin retrouvés.

 

Ils firent appel à un tailleur de pierre qui vint fracturer le rocher en petits bloc et ainsi, chacun pu se laisser aller à ses inspirations les plus inventives sans ne jamais brimer l’autre. Ils disposèrent toutes les œuvres un peu partout sur le terrain pour laisser l’âme de cet immense bloc erratique venu du nord en paix. Ils se souvinrent que lorsqu’il y a un élément lointain et nouveau qui arrive dans nos vies, il importe beaucoup de le traiter avec attention, équité et sensibilité pour qu’il puisse déteindre de façon positive sur nos existences, et qu’ainsi, tous les murs de pierre puissent tomber entre nous.

Fin

AUTEUR

Alexandre Picard

Alexandre Picard est un jeune conteur de 25 ans. Il roule sa bosse dans l’imaginaire populaire depuis bientôt dix ans. D’aussi loin qu’il se souvienne, il se revoit, installé sur les genoux de son grand-père, écoutant les nombreuses histoires issues du folklore québécois. Il reprend donc à sa façon de grands classiques pour expliquer et réinventer les évènements qui peuplent notre quotidien.

bottom of page